L'attrape temps (texte de François Barré)

l’attrape temps



Comment être au monde un artiste sans imposer une subjectivité toujours incertaine, faite d’épanchements et du constant souci de soi ? Comment y être objectivement sans déroger à la conviction que l’artiste est debout, en éveil et qu’il doit voir et alerter ? Comment n’être pas de ceux qui veulent paraître vite, hument l’air du temps, suivent les courants, et cependant croient résister ? Ghyslain Bertholon s’est posé toutes ces questions avec méthode et humour. La méthode se partage entre les plaisirs oulipiens et de sévères protocoles, convoquant à la fois Queneau et Opalka, affirmant que la règle c’est le jeu et que le temps d’une vie peut faire une œuvre.


Dans ce cheminement qui conduit un jeune homme à l’idée d’inventer son chemin, Ghyslain Bertholon s’est très vite imaginé en vigie, haut perché, solitaire et solidaire, placé là pour annoncer les terres promises autant que les récifs. Ce fut sans doute le premier choix. Etre artiste et vivre au milieu de ses contemporains, n’est-ce pas, dans le même « temps » partager une conscience de l’appartenance collective et affirmer une singularité ; n’est-ce pas être avec et en dehors, au milieu de tous les siens, ses semblables et radicalement différent , synchrone et diachrome ? Cet écart, cette trace, palindrome du double jeu, n’est pas un leurre ou une tromperie mais l’affirmation contraire d’une responsabilité assumée. Le protocole du travail de Bertholon appelé Synchrome/Diachrome n’est là que pour régir cette conscience vertigineuse d’être avec tous les autres dans l’absorption des flots d’images déversées par la télévision et de savoir au milieu de ce tumulte se tourner soudain, à la minute dite, à la seconde annoncée vers une personne élue -ami, artiste, complice ou maître- et arrêter le temps, arrêt sur image, extraction chirurgicale du hasard et de la nécessité. Une règle imposée n’aurait qu’une valeur normative sans grande importance si elle n’était le fourreau d’un trait aigu et d’un talent éclatant. Ghyslain Bertholon nous donne à voir, dans cette double pratique de journal du monde et de colloque singulier, une œuvre forte de transcription du multiple et de recapturation de l’unique. Mais cette image soudain mythifiée est comme un carottage, l’expression de notre unicité immergée, de notre quête de l’autre au milieu de tous les autres.


Comment exprimer tout cela qui est grave sans jouer les pontifes et les déclamateurs ? Avec une distance chaleureuse qui est celle de l’humour et du goût de vivre. L’autoportrait par lequel Ghyslain Bertholon se glisse dans le célèbre tableau de Dürer porte une inscription du maître : Moi Albert Dürer, me représentais moi-même ainsi avec des couleurs durables à l’âge de 28 ans… ». On a souvent insisté sur la ressemblance entre le visage de Dürer et celui du Christ. Ghyslain ne prétend pas à cela mais réalise cette œuvre à trente-trois ans, âge fatal et inscrit presque subrepticement son propre portrait avec des couleurs qu’il a choisies « non durables ». Le contre-pied ne manque pas de sens dans cette mise en cause de la pérennité par un artiste qui travaille sur le temps tout en affirmant la validité de ce qui s’efface. Serait-ce une écologie de l’art qui rejetterait à la fois la menue monnaie de l’actualité que dénonçait Walter Benjamin et les postures d’éternité ?


Les poézies et autres œuvres présentées recourent au vocabulaire iconographique et aux modèles publicitaires d’énonciation positive pour décaler le réel et le donner à voir dans ses travers et ses détournements symboliques. Mais cette saine entreprise d’hygiène de la vision, toujours pertinente dans ses objectifs et ses révélations, prend un tour amusé et sait dire le vrai sans jamais prétendre à la vérité. Les mécanismes de ce dévoilement créent l’étrangeté par la disjonction des temps et des genres ; l’enfant y perd son babil et l’animal ses élans. L’adulte retrouve les vêtements rêvés de l’enfance toujours éveillée (Que sommes-nous devenus ?) ; le bambin des trois livres d’enfant (Comment réussir ?) est projeté vers l’emploi adulte et ses injonctions infantilisantes et réductrices ; l’animal gambadant est figé en troché de corps verlan et y perd la face, à moins qu’il ne soit cisaillé par une cloison ou l’adjonction de quelque siège à ressort pour faire bascule entre tête et queue. Allez savoir, dans ces glissements brutaux du plaisir, où la raison se niche quand les agneaux ont des faims de loup et les punching ball des peaux de bébé ? Ce qui est vu ici est habituellement dérobé au regard. C’est là encore une restitution/recapturation.


Ghyslain Bertholon maintient l’ordre des protocoles en sheriff vigilant assuré sur ses arrières par la présence rassurante des sirops à la menthe et la possession exhibée de son colt et de son téléphone mobile. Les chasseurs de tête, les chasseurs tout court et vraiment très courts, les petits marquis de l’émergence et du passe-temps n’ont qu’à bien se tenir. L’histoire chemine, la vieille taupe continue de creuser ; elle aime les galeries et peut à tout moment sortir de ses pots ou de ses crassiers. On ne peut l’oublier. Elle est l’histoire ancienne, la mémoire au travail, le futur en germe. Ghyslain Bertholon avance lentement lui aussi, comptable avisé et acéré des secondes qui s’égrènent et des rêves de fraternité perdus dans les flots multicolores des canaux et des endormissements. Il nous secoue, nous tire par la manche et ne laisse pas filer entre nos doigts les sables des jours, les dires d’amitié, les premiers regards. Pendant une année il a inscrit chaque jour la première et la dernière phrase entendues ; non celles qu’il disait mais celles qui lui venaient, qui faisaient parler l’autre et le construisaient en même temps, ce même temps qui nous sépare et nous soude. Une œuvre naît. Le temps fait son œuvre et Ghyslain Bertholon son temps.


François Barré

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