L'art est public !
Entretien réalisé en octobre 2006 par Véronique pour la revue d'art contemporain en ligne L'Art est Public ! dans le cadre du Festival des jardins de rue de Lyon.
Crédit photo : Olivier Nord 2006 / Tous droits réservés.
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Ghyslain Bertholon (GB) : L’œuvre qui sert de point de départ à cette discussion s'intitule «You're Welcome» et est sous-titrée: «To Mister Felix Gonzales-Torres». Cette installation est actuellement présentée à Lyon près de la Maison de la Danse (1) . Il s'agit d'une de mes Poézies.
VL : Pas très accueillant... Sous des dehors conventionnels de square, votre "jardin" prend un peu les attentes du spectateur à rebours. Vous pouvez en dire un peu plus ?
GB : Quelles sont les attentes réelles du spectateur confronté à une œuvre dans l'espace public ? J'ignore même s'il a des attentes
particulières. Dans tous les cas, j'ai plus envie de le surprendre et de le secouer que de la prendre par la main pour l'emmener vers demain...
Ceci dit, ce mini square reprend effectivement des éléments de mobilier urbain propres à la Ville de Lyon. A ce titre, ce jardin s'intègre tout en douceur dans le paysage. En s'approchant, on
découvre une zone piégée. Un grand loup noir remplace les traditionnels jeux à ressorts et une douzaine de pièges à loups attendent, gueules ouvertes, les enfants abandonnés ici par leurs
parents.
VL : Vous risquez de vous mettre à dos tous les parents lyonnais ! Pourquoi un ton aussi provocateur ? Que souhaitez-vous susciter ?
GB : Ce que je cherche à provoquer c'est l'émotion qui conduit au dialogue et à la réflexion. J'aime assez l'idée défendue par Gilbert & Georges selon laquelle
il faut commencer par attirer le chaland, l'obliger à s'approcher de l'œuvre, capturer son attention. C'est l'étape préliminaire indispensable à tout échange.
En fait, cette installation interroge la place de l'enfant dans la cité et observe la relation entre espace privé, principe de base de notre société, et espace public.
Papa de deux jeunes enfants, je suis contraint, pour leur permettre de jouer en échappant aux voitures, de les enfermer dans de petits parcs « barrièrés » et hérissés de jeux à ressorts. L'idée
de ce square m'est venue suite à la lecture d'un rapport réalisé par le sociologue François de Singly. Il a mené une enquête auprès d'enfants et préadolescents européens. Il apparaît que
les français ont, plus que d'autres, une conception frileuse de la ville. Elle est perçue comme quelque chose de dangereux, un univers hostile, ce qui n'est pas le cas à Berlin par exemple. Étant
souvent en Allemagne, j'avais déjà perçu ce phénomène et avait très envie d'aborder le sujet.
Je rassure donc ici tous les parents lyonnais : je ne relève les pièges que deux fois par semaine, les mardis et vendredis soirs, et relâche systématiquement les enfants encore valides. Pour les
autres, j'organise, avec mes amis, de grands barbecues...
VL : Nous attendons ta prochaine invitation avec impatience...
Pourriez-vous juste faire un aparté pour commenter le sous-titre de l'œuvre ? Ensuite, est-ce un aspect récurrent dans l'ensemble de vos travaux que d'évoquer des problèmes d'actualité et/ou de
vie quotidienne ?
GB : Pour ce qui est du titre de l'installation, il s'agit d'un clin d'œil à la montagne de bonbons de Gonzales-Torres. Il présente 90 kilos
de bonbons et invite les visiteurs à se servir, je n'en propose qu'un seul (identique aux siens) mais le place entre les mâchoires d'un piège à loups. Je détourne la générosité de son œuvre au
profit de mon discours.
Mes Poézies sont, en effet, le plus souvent ancrées dans une forme de quotidienneté, ou plus précisément accrochées à la vie...
J'observe, j'absorbe, j'écoute attentivement tout ce qui m'entoure. Je suis fasciné par la nature humaine. Par l'énergie que nous dépensons à remplir nos vies avant de mourir. Je suis émerveillé
par l'intelligence mobilisée et les stratagèmes mis en place dans le seul but de penser à autre chose.
On se raconte des histoires, on travaille, on s'aime, on se fait la guerre, on change de voiture on voyage, on se passionne pour les marques ou le point de croix, n'importe quoi plutôt que de
penser à la fin de l'histoire.
En ce qui me concerne, j'ai choisi l'art contemporain.
VL : Pouvez-vous nous parler un peu plus des Poézies dont fait partie "You're welcome" ? Quelle place tiennent-elles dans l'ensemble de votre travail ?
GB : «You're welcome» est une Poèzie, au même titre que l'ensemble des pièces que je produis en dehors du projet «Diachrome/Synchrome». Depuis 2004, une partie de mon travail s'articule autour de la maîtrise des flux d'images et le marquage du temps. J'ai, pour ce faire, mis en place ce que j'appelle pompeusement un programme de recherches qui donne naissance à deux types d'œuvres aussi complémentaires qu'opposées : les Diachromes et les Synchromes . Ce programme est envisagé sur plusieurs années et est contraint par un protocole très strict qui, comme toutes contraintes, me libère plus qu'elles ne m'enferment. Pour contrebalancer ce travail au long cours sur le continuum des images et des informations, j'ai besoin de produire des pièces de façon plus instinctive. Les Poézies sont là pour ça : elles sont le reflet de mes émotions et se nourrissent de tout ce qui compose ma vie.
VL : Pour revenir au loup du jardinet : il a été réalisé avant les Jardins de Rue, et exposé à la Galerie Verney-Carron, à Villeurbanne. Qu’était-il avant de devenir l’élément central de «You’re welcome» ?
GB : J'ai effectivement présenté un loup, son piège et son bonbon chez Verney-Carron de février à mai de cette année (2006). Dans le même temps étaient exposés deux loups au Centre d'Art La Halle à Pont-en-Royans. Les délais entre la candidature, la validation du projet et la réalisation d'une pièce pour l'espace public se comptent en mois. J'ai donc été amené à présenter la pièce en galerie avant de la livrer à la rue. Ceci dit cette installation a initialement été pensée pour affronter l'espace public, qui reste un de mes terrains de jeux privilégié.
VL : C'est très bien que nous en arrivions à évoquer ces expositions. Les deux aspects de votre travail que vous évoquiez plus haut (les Diachromes/Synchromes et les Poézies) s'y côtoient. Et apparaissent comme étant issus de deux démarches fondamentalement différentes, deux manières d'envisager le/votre monde.
GB : Plus que deux façons d'envisager le monde, le fait de classer mes œuvres dans des catégories bien définies,
Diachrome/Synchrome d'un côté et Poézies de l'autre, me permet de laisser s'exprimer des aspects différents de ma personnalité. J'évolue sans cesse, mon œuvre aussi. Je
tiens beaucoup à cette liberté. Elle conditionne mon plaisir et m'autorise à plus de curiosité. J'ai très envie de me laisser surprendre par la suite de l'histoire. Si je respecte infiniment la
démarche d'un Roman Opalka
qui produit littéralement une œuvre à l'échelle de sa propre vie, il m'est impossible d'observer le Monde en conservant, quarante années durant, le même point de vue. Par ailleurs, il m'est
difficile de me départir d'une forme d'humour qui n'apparaît pas forcément dans mon travail sur les flux, mais rejaillit dans nombre de mes Poézies. Je me sens engagé et concerné par ce
qui se passe autour de moi, impliqué dans la vie (qu'elle soit sociale, économique, politique...) (3) et suis de ceux qui, comme Pierrick Sorin, pensent qu'il est
possible de dire des choses sérieuses avec humour. Les poézies jouent ce rôle. C'est pourquoi nombre d'entre elles portent des noms qui n'ont rien à envier aux plus mauvaises
contrepèteries Sur l’album de la Comtesse, comme mes Trochés que je présente immuablement de face).
Bref, un équilibre se fait entre mes recherches sur les flux d'images et mes Poézies. J'ai besoin de l'ensemble. Voilà...
VL : Pour finir, pouvez-vous nous dire quand votre travail a pris cette tournure ? Et ce que vous faisiez auparavant, ce qui vous a amené là ?
GB : J'ai été danseur étoile au Bolchoï à Moscou pendant quatre ans avant de devenir dresseur de cochons d'inde près de Nantes. Le
week-end, pour me détendre, je vendais des pizzas sur internet. Malgré tout je sentais bien qu'il manquait un sens à ma vie. J'avais huit ans et demi et n'avais encore rien fait de mon existence.
C'est à cette époque que j'ai annoncé à mes parents que je voulais faire les Beaux-Arts. Et comme ils n'ont rien fait pour me décourager...
A part ça, et si j'y réfléchis sérieusement, j'ai l'impression que ce qui m'a amené là c'est avant tout le plaisir et la curiosité. Et aussi l'envie de faire. Comme je crois vous l'avoir dit lors
de notre première rencontre pour cet entretien, j'ai la possibilité de m'exprimer, l'envie de le faire et le devoir de ne pas y renoncer...
VL : Ghyslain Bertholon, je vous remercie d’avoir répondu à mes questions. À bientôt.
GB : C'est moi qui vous remercie et souhaite une longue route à "l'Art est public". À bientôt.
(1) Installation présentée dans le cadre du Festival des Jardins de Rues, Esplanade du Bachut, Lyon 8ème jusqu'en octobre 2006.
Cet entretien (et bien d'autres) est à retrouver sur le site de l'Art est Public