Diachromes/Synchromes, le concept

Une partie de mes recherches s’articule autour de la maîtrise des flux d’images et le marquage du temps. De mes interrogations sont nées deux séries d’œuvres : mes diachromes et synchromes.

 

Tout est parti d’un constat.

 

 

 

CONSTAT

 

Il y a peu, lorsque la nuit tombait tout autour de moi, semblait s’assoupir pour quelques heures. Même le brave poste de télévision de mon enfance remplaçait la déferlante de ses images noires et blanches par une inscription annonçant la fin momentanée de ses programmes.

 

En quelques années s’est mis en place, via la multiplication des chaînes de télévision émettant en continu ou le réseau mondial d’internet, un ruisseau puis un torrent d’informations visuelles que rien ne semble pouvoir endiguer.

 

L’envie de contraindre cette déferlante d’images qui me parvient jour et nuit, ce besoin instinctif, presque physique, de détourner une partie, aussi infime soit-elle, de ce flot incessant, m’a amené à m’interroger sur la nature de ce continuum d’images et de programmes qu’Olivier Mongin, philosophe, compare au pire des chevaux emballés.

 

Sans nostalgie aucune, mais avec le sentiment fort d’avoir vu naître un phénomène passionnant, je m’interroge sur cette nouvelle donne.

 

 

 

« Avec la télévision, il n’y a plus qu’un flux ininterrompu, tout coule et rien ne reste. L’œil ne contemple plus, il avale » (Alain Finkielkraut, entretien avec G. Landi-Rossi, février 1999).

 


 

 

 

PREMIERE APPROCHE

 


 

Lorsque j’évoque ces flux d’images et d’informations, je pense principalement à ceux mis en place par les industrie culturelles dans le domaine de l’audiovisuel (télévision, radio ou internet).

 

J’ai personnellement pris conscience du processus en comparant la télévision de mon enfance à celle de mes enfants. Si je suis trop jeune pour avoir vécu la naissance de la télévision, j’ai connu sa période artisanale (avec ses programmes en pointillés et sa technique bancale) et vis aujourd’hui son ère industrielle (avec son flux continu et ses images en temps réel). J’ai parfois le sentiment d’assister à une véritable révolution. Révolution technologique mais aussi bouleversement des consciences dont nous ignorons à peu près tout des conséquences ultimes.

 

Ma première approche du phénomène a donc été guidée par la curiosité et ce besoin impérieux et irréfléchi d’intervenir sur ce flux continu pour en capter des fractales.

 

De cette impulsion première est née, dans l’été 2003, une série de grands dessins (fusain et encre de chine sur papier) réalisée à partir du « 20 heures » de TF1.

 

J’ai, en direct, redessiné le journal télévisé. Porté par le flot d’images, j’ai tenté de les saisir au vol.

 

Dans le noir, avec pour seule lumière la lueur du vidéo projecteur, je me faisais l’effet de ces peintres qui ornaient de dessins les parois de leurs cavernes.

 

Comme eux, j’ai, dans ces premiers essais, transfiguré des images de ma réalité quotidienne. Comme eux, j’ai peint dans le noir, sans recul – au sens propre comme au sens figuré – sur le dessin qui naissait dans le silence.

 

Si le cubisme trouve probablement une part de ses racines dans l’art primitif, cette série de dessins peut formellement être rapprochée du cubisme analytique qui, dans un même espace-temps, essayait d’envisager tous les points de vue de l’image. Une contraction du temps et de l’espace.

 

Me laissant entrevoir d’insondables perspectives, cette première tentative de réappropriation n’a fait qu’ajouter à ma fascination et aiguiser mon désir d’analyse et d’interprétation du phénomène.

 


 

« La puissance de la télévision réside dans le torrent d’images en temps réel qu’elle permet de capter à tout instant : actualités, documentaires, programmes éducatifs… » Joël de Rosnay (extrait de « les dossiers de l’audiovisuel »).

 


 

VERS UNE NOUVELLE CALENDARITÉ

 

Après cette première approche quasi instinctive, j’ai recommencé à saisir la portée et les enjeux du phénomène. En intervenant dans ce flux continu, je n’agis pas seulement sur les images et les informations qu’elles véhiculent, je raconte une autre histoire du temps et de la synchronisation des consciences.

 


 

Lorsque nous regardons la télévision, nous consommons un bien économique qui appartient à la classe de ce qu’Husserl appelait des objets temporels – en l’occurrence, il s’agit d’un objet temporel industriel.

 

(…)

 

Or, lorsque vous, qui êtes des consciences, regardez une émission ou un film, vos temps de conscience, qui passent dans l’émission ou dans le film, adhèrent à l’objet temporel qui est l’objet de vos consciences.

 

Si c’est une émission de télévision, par exemple la Coupe du Monde de football, des centaines de millions de personnes regardent au même moment que vous, et vous vous synchronisez avec ces consciences-là, vous êtes la même conscience du temps.

 

(…)

 

Ce sont de plus en plus de tels objets temporels qui rythment et trament, aujourd’hui, le flux des consciences que nous sommes.*

 


 

Naturellement, chaque spectateur, riche de son vécu et de ses expériences propres, aura une lecture différente de son voisin des mêmes images et de leurs commentaires.

 

Mais qu’advient-il lorsque des millions d’individus regardent tous les jours, en même temps, les mêmes programmes télévisés ?

 

En synchronisant leurs consciences autour des mêmes objets temporels audiovisuels, en respectant ces rendez-vous tacites avec leur communauté de téléspectateurs, ils se construisent des références et un passé évènementiel commun.

 

De plus en plus de références communes pour un passé de plus en plus semblable à celui de leur voisin.

 

Au fil de mes interrogations, j’ai été amené à penser ces flux d’images comme un nouveau système calendaire. Mes tentatives de ré appropriations d’images sont donc aussi un système me permettant un marquage du temps.

 

En affirmant ma lecture personnelle de ce système calendaire qui réunit aujourd’hui les consciences de millions de téléspectateurs, j’affirme ma singularité, c’est-à-dire mon diachronisme, je m’individue dans un système de synchronisation de ces consciences.

 

En m’appuyant sur ce système calendaire pour entrer en résistance (comme on peut nager contre le courant en étant dans le même bain que les autres) et fixer mes propres « rendez-vous du nous », je donne naissance à une micro communauté

 


 

RÉPONSES

 

Mes réponses plastiques à ces problématiques s ‘inscrivent aujourd’hui dans un système global de recapturation qui a donné naissance à deux approches complémentairement opposées : les SYNCHROMES et les DIACHROMES.

 


 

Lorsque je dis réponses, il faut entendre propositions ou recherches car je n’entends apporter aucune solution définitive. Pas même provisoire. Je me contente d’agir. Je me sens dans la position de celui qui a conscience de n’avoir pas accès aux réponses mais ne peut cesser de s’interroger.

 

Les néologismes « synchrome » et « diachrome » trouvent leurs racines étymologiques dans les mots : synchronisme/diachronisme, chrono, khrôma.

 

« recapturer », c’est-à-dire capturer, capter, captiver, récupérer une ou plusieurs images d’un flux continu pour se la, ou se les, réapproprier, est une contradiction, un amalgame de tous ces verbes.

 

Si les synchromes m’entraînent dans le flot des images, en synchronisant mes flux avec une myriade de téléspectateurs, les diachromes me permettent de prendre des rendez-vous privilégiés avec des consciences choisies.

 


 

SYNCHROMES

 

Le concept des synchromes repose sur mon désir d’entrer dans le flot des images pour m’y fondre, me laisser porter et emporter par le courant.

 

J’ai, par exemple, choisi d’entrer dans la grande communion cathodique du dimanche pour en faire ma journée de travail. Le dimanche, originellement sacré et chômé dans nos sociétés imprégnées de christianisme, est devenu (en terme d’audience et par conséquent en termes économiques) le rendez-vous télévisuel le plus important de la semaine.

 

Branché sur TF1 de huit heures du matin à midi puis de quatorze heures à dix huit heures, j’effectue une journée complète de recapturation.

 

Lorsque je regarde, huit heures durant, les programmes diffusés sur la première chaîne de télévision française, des centaines de milliers d’images me parviennent. Elles se superposent, s’agglutinent, s’amalgament, se confondent, se brouillent et finissent par disparaître – avant de trouver un équilibre, un sens nouveau.

 

 

 

Les Synchromes me permettent une réappropriation des flux tout en partageant ce rendez-vous avec le plus grand nombre. Je vois les mêmes images, partage en direct les mêmes émotions que des millions d’individus. En agissant de la sorte, je renforce le passé évènementiel commun que je partage avec cette communauté de téléspectateurs.

 

Dans l’incapacité de gérer la masse d’informations qui me parvient, je me contente d’entasser des bribes d’images.

 

De cette contraction de l’espace et du temps naît le portrait de ma journée de travail, c’est-à-dire celui de huit heures du flux continu d’images.

 

 

 

« La télévision, reflet du monde, est à la fois source et miroir des informations ». Joël de Rosnay

 


 

DIACHROMES

 

« Concernant les diachromes, j’ai choisi, face au flots incessants, d’intervenir comme un chercheur analysant, à partir de simples prélèvements, la qualité d’une eau.

 

Comme lui, je ne me lance pas dans l’impossible étude des milliards de mètres cubes d’eau du fleuve pour en connaître la composition. Je ponctionne, je prélève, effectue des carottages aléatoires.

 

Je cherche, par le détail, à révéler l’ensemble.

 

En choisissant de signifier la durée et le passage du temps à travers le continuum des flux d’images, j’utilise un système nouveau pour révéler le temps (phénomène non mesurable, donnée immédiate de la conscience / Kant).

 

De cet espace-temps, je prélève de minuscules échantillons comme autant de preuves du passage du temps.

 

L’image prélevée n’est pas choisie pour son caractère universel, sa représentativité, sa force symbolique ou sa charge émotionnelle, pas plus que pour ses qualités esthétiques. L’image n’est simplement pas choisie. Elle doit être extraite du flot pour ce qu’elle est : un instant qui s’échappe. L’infinitésimale partie d’un tout insaisissable.

 

Un mirage d’image à qui je donne une autre identité, un autre statut.

 

Une fraction de seconde qui renaît en icône.

 

Une vision éphémère qui se métamorphose en trace indélébile, signe du temps qui passe.

 

D’une image noyée dans le flot des autres, je veux faire un objet rare et précieux car riche de sens.

 

J’ai, pour se faire, imaginé un système me permettant d’effectuer la recapturation d’une seule et unique image dans le cadre de ce que j’ai appelé « mes rendez-vous du nous ».

 

Cette méthode de travail m’a été inspirée par l’œuvre de Roman Opalka qui a su imposer sa propre calendarité. Une trace du temps irréversible à l’aune de sa propre vie.

 

J’ai décidé de demander à des artistes d’intervenir pour m’aider à effectuer ces recapturations. En sollicitant la participation de ces personnes, j’échappe à la tentation de sélectionner, même de façon inconsciente, des images en fonction de certaines de leurs qualités. J’organise aussi et surtout, des rendez-vous privilégiés entre ces artistes et moi-même. Je nous fabrique une histoire commune. Je synchronise nos consciences autour d’une fraction de seconde pour nous exclure du flux.

 

Ces rendez-vous conditionnent mes recapturations et structure mon travail autour des diachromes

 


 

Ghyslain Bertholon


*Extraits de Aimer, s'aimer, nous aimer, du 11 septembre au 21 Avril de Bernard Stiegler.

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